2.

 

Il était hors de question quelle retourne au dortoir. De toute façon, elle n’avait pas grand-chose dans sa chambre – quelques livres, des photos, des affiches… Elle n’avait même pas encore eu le temps de téléphoner à ses parents. Pour une raison inexplicable, elle ne s’était jamais sentie en sécurité sur le campus. Elle avait toujours eu l’impression d’être dans une sorte de… garde-meubles. Un endroit dont on finissait systématiquement, pour une raison ou une autre, par partir.

En boitant, elle rejoignit l’esplanade : une immense dalle de béton avec de vieux bancs instables et des tables de pique-nique, flanquée, sur les quatre côtés, de bâtiments sinistres qui ressemblaient à des boîtes percées de fenêtres. Sans doute le résultat d’un concours d’étudiants en architecture. Elle avait entendu dire que l’un de ces projets s’était effondré quelques années auparavant, mais le bruit courait également qu’un gardien s’était fait décapiter dans une salle de chimie et que des zombies envahissaient le campus la nuit, elle avait donc du mal à accorder beaucoup de crédit à ces rumeurs.

L’après-midi était déjà bien entamé, et peu d’étudiants traînaient sur l’esplanade qui n’offrait pas d’ombre – intéressant pour un endroit où les températures dépassaient encore les trente degrés en septembre. Après avoir récupéré un journal de la fac dans un distributeur, Claire s’installa sur un banc chauffé à blanc par le soleil et l’ouvrit à la rubrique Logement. Elle exclut d’emblée les dortoirs : Howard Hall et Lansdale Hall étaient les deux seuls à accepter les filles de moins de vingt ans. Elle n’avait pas l’autorisation de résider dans un bâtiment mixte – le règlement devait dater de l’époque où les filles portaient encore des jupes à crinoline. Elle parcourut les petites annonces jusqu’à arriver à la partie intitulée Hors campus. En théorie, elle n’était pas censée le quitter : ses parents feraient une attaque s’ils l’apprenaient. Pourtant, entre Monica et la crise cardiaque, elle choisissait la seconde option sans hésiter. Après tout, l’essentiel était de trouver un endroit où elle se sentirait en sécurité, où elle pourrait travailler sereinement, non ?

Elle extirpa son téléphone portable de son sac à dos et vérifia qu’il y avait du réseau. De ce point de vue-là, Morganville était loin d’être au top, étant perdue au milieu du désert du Texas – autrement dit au milieu de nulle part. Seul le cœur de la Mongolie devait être pire, et encore. Deux barres. Pas terrible… mais ça ferait l’affaire.

Le premier interlocuteur de Claire lui répondit qu’il avait déjà accepté quelqu’un et raccrocha sans lui laisser le temps de dire merci. Le deuxième avait une voix de vieux pervers. La troisième, de vieille perverse. Le quatrième… le quatrième était carrément barré.

La cinquième annonce était libellée comme suit : TROIS COLOCATAIRES À LA RECHERCHE D’UN QUATRIÈME, maison ancienne, belle surface, intimité garantie, loyer raisonnable, tout confort.

D’accord, elle n’était pas certaine de pouvoir se payer un loyer « raisonnable » — « incroyablement modeste » aurait davantage correspondu à ses moyens –, mais cette annonce avait l’air moins zarbi que les autres. Trois colocs. Autrement dit trois personnes qui prendraient sa défense si Monica et compagnie se pointaient dans le coin… ou qui, du moins, défendraient la maison. C’était un argument de taille.

Elle fut dirigée vers un répondeur, une voix masculine douce et jeune s’éleva : « Bonjour, vous êtes bien chez nous. Si vous en avez après Michael, il passe ses journées à dormir. Si c’est Shane, bon courage, on ne sait jamais où il est fourré. (Elle entendait, au loin, le rire d’au moins deux personnes.) Quant à Eve, vous la trouverez sans doute sur son portable ou au café. Sinon, vous pouvez laisser un message. Et si vous êtes intéressé par la chambre à louer, passez directement, c’est au 716 West Lot Street. » Une autre voix, féminine cette fois, enjouée et ponctuée d’éclats de rire évoquant les bulles d’un soda, ajouta : « Ouais, cherchez le manoir ! » Puis une troisième, masculine, conclut : « Si vous aimez Autant en emporte le vent et La Famille Addams, vous serez comblés. » Des rires, de nouveau, puis un bip.

Prise au dépourvu, Claire s’éclaircit la gorge avant de lancer :

— Euh… salut. Je m’appelle Claire. Claire Danvers. Et je… euh… j’appelais pour… euh la chambre. Désolée.

Elle raccrocha aussitôt, paniquée. Ils avaient l’air normaux. Mais ils avaient aussi l’air très soudés. Et, d’expérience, les groupes d’amis soudés n’étaient pas du genre à accueillir les bras grands ouverts une fille comme elle, trop jeune, trop petite, pas assez cool. Ils n’avaient pas l’air méchants, simplement… sûrs d’eux. Une qualité qu’elle ne possédait pas, elle.

Elle parcourut les dernières annonces, et son cœur se serra. Elle ne pouvait pas dormir sur un banc comme une vagabonde et elle ne pouvait pas retourner au dortoir : elle devait dénicher une solution.

« Pourquoi pas, après tout ? » se demanda-t-elle en refermant le clapet de son téléphone avant de le rouvrir pour appeler un taxi.

716 West Lot Street. Autant en emporte le vent et La Famille Addams. Peut-être qu’elle leur inspirerait suffisamment de pitié pour qu’ils lui permettent de passer au moins une nuit avec eux.

Le taxi – apparemment le seul de la ville, qui, à l’exclusion du campus installé dans ses faubourgs, ne comptait pas plus de dix mille âmes – se pointa au bout d’une heure. Claire n’était pas montée en voiture depuis que ses parents l’avaient accompagnée à Morganville, six semaines plus tôt. Elle avait à peine posé un pied à l’extérieur du campus, d’ailleurs, et uniquement pour acheter des livres d’occasion.

— Vous avez rendez-vous ? s’enquit le chauffeur.

Elle observait les devantures des boutiques par la vitre du taxi : friperies, librairies d’occasion, magasins d’informatique. Autant de succursales de l’université.

— Non, répliqua-t-elle. Pourquoi ?

Il haussa les épaules.

— Généralement, vous allez toujours retrouver des potes, vous, les jeunes. Si vous êtes en quête d’un endroit où vous amuser…

— Non merci, dit-elle en réprimant un frisson. Je… en fait, oui, j’ai rendez-vous avec des gens. Si vous pouviez vous dépêcher, d’ailleurs…

Il vira à droite en grognant, et, en un pâté de maisons, ils quittèrent le monde des étudiants pour celui des morts-vivants. Elle n’aurait su expliquer exactement ce phénomène : l’architecture restait semblable, mais les bâtiments paraissaient vieux et lugubres, et les quelques piétons sur les trottoirs avançaient tête baissée, à pas vifs. Même lorsqu’ils étaient par deux ou trois, ils progressaient en silence. Au passage du taxi, ils relevaient brièvement la tête avant de la courber à nouveau, comme s’ils s’étaient attendus à un autre type de véhicule.

Quand le taxi s’arrêta à un feu, une petite fille, qui tenait la main de sa mère, adressa un petit signe à Claire. Celle-ci lui répondit. La mère tourna aussitôt un regard inquiet vers la voiture et entraîna sa fille vers l’entrée sombre d’un magasin d’électronique d’occasion. « Waouh, est-ce que je fais peur à ce point ? » se demanda Claire. Elle devait effectivement avoir une sale tête. À moins qu’à Morganville on ne surprotège les enfants…

Pour la première fois, elle réalisa qu’il manquait quelque chose dans cette ville : des pancartes. Toute sa vie, elle en avait vu accrochées aux poteaux électriques… des affiches pour les chiens perdus, les personnes disparues. Il n’y en avait pas une seule à Morganville. Pas une.

— Lot Street, annonça le chauffeur en faisant crisser ses pneus. Dix dollars cinquante.

« Pour une course de cinq minutes ? » Claire n’en revenait pas, mais elle déboursa la somme. Elle fut tentée de lui adresser un doigt d’honneur quand il s’éloigna, mais il ne lui inspirait pas confiance et, de toute façon, ce n’était pas son genre. Même si elle avait eu une journée difficile.

En passant la bretelle de son sac à dos sur son épaule, elle appuya sur un hématome et faillit tout laisser tomber sur son pied. Des larmes lui brûlèrent les yeux. Elle frémit soudain sous le poids de la fatigue et de la frayeur… Sur le campus, au moins, elle était en territoire relativement familier, alors qu’ici, en ville, elle avait l’impression de redevenir une étrangère.

Morganville était une ville marron, brûlée par le soleil, salie par le vent et la pluie. La canicule estivale cédait progressivement le pas à la chaleur automnale, et les feuilles des – rares – arbres, grises et sèches, bruissaient comme du papier dans l’air. Lot Street se situait non loin du centre-ville, au cœur sans doute d’un ancien quartier résidentiel. Les maisons que Claire apercevait n’avaient rien de notable… Des bâtiments en bois, à la peinture écaillée.

En observant plus attentivement la rue, elle se rendit compte que le numéro 716 devait être dans son dos. Elle se retourna et retint son souffle. Le type du répondeur n’avait pas exagéré. La maison ressemblait à un décor de cinéma pour un film sur la guerre de Sécession : de grandes colonnes grisâtres, un immense porche qui courait le long de la façade, deux rangées de fenêtres.

Cet endroit était gigantesque. Enfin, pas gigantesque, mais bien plus grand que ce que Claire s’était figuré. Suffisamment pour accueillir une fraternité.

La demeure avait l’air vide, mais, à vrai dire, aucune dans le coin ne paraissait échapper à la règle. L’après-midi touchait à peine à sa fin, tout le monde devait encore être au travail. Quelques voitures scintillaient sous le soleil de plomb, leur éclat tempéré par une fine couche de poussière. Il n’y en avait aucune devant le numéro 716.

« Super mauvaise idée », songea-t-elle en sentant, derechef, monter des larmes, accompagnées d’une vague de panique.

Qu’allait-elle faire ? Sonner et les supplier de l’accepter comme colocataire ? Est-ce qu’elle aurait pu être encore plus pathétique ? Au mieux, elle leur inspirerait de la pitié, au pire ils la prendraient pour une folle à lier. Non, c’était débile d’avoir gaspillé de l’argent pour cette course en taxi.

Il faisait chaud, elle était fatiguée et elle avait mal partout. De surcroît, elle avait des devoirs à préparer et aucun endroit où dormir. C’était plus qu’elle n’en pouvait encaisser. Elle lâcha son sac à dos, enfouit son visage tuméfié dans ses mains et se mit à sangloter comme un bébé. Elle imagina ce que dirait Monica si elle la voyait, ce qui ne réussit qu’à redoubler ses pleurs. Soudain, l’idée de rentrer à la maison, de retrouver ses parents et sa chambre lui parut la chose la plus sensée dans ce monde de fous…

— Salut ! lança une fille avant de lui effleurer le coude. Eh, ça va ?

Claire sursauta et, dans le mouvement, transféra son poids sur sa cheville endolorie, ce qui faillit la faire tomber. La fille la rattrapa par le bras pour l’aider à retrouver son équilibre.

— Je suis désolée ! Qu’est-ce que je peux être maladroite… Ça va ? demanda-t-elle d’une voix où pointait une réelle inquiétude.

Ce n’était ni Monica ni Jen ni Gina ni aucune étudiante qu’elle avait pu croiser sur le campus de l’université Texas Prairie ; cette fille-là était gothique. Pas en mauvaise part – elle n’affichait pas l’expression détachée et supérieure que Claire avait vue sur la plupart des gothiques du lycée –, mais elle avait toute la panoplie : cheveux noir de jais, coupe déstructurée, fond de teint très pâle, eye-liner et mascara généreusement appliqués, collants rayés rouge et noir, chaussures à plate-forme et minijupe plissée noires… Une fan indéniable du côté obscur.

— Je m’appelle Eve, dit-elle en souriant.

Un sourire doux et étrange, invitant à la complicité.

Redevenant sérieuse, elle scruta le visage de Claire.

— Waouh ! Bel œil au beurre noir… Qui t’a frappée ?

— Personne, rétorqua aussitôt Claire sans savoir très bien pourquoi (elle pressentait pourtant qu’Eve la gothique n’était pas la meilleure amie de Monica la BCBG). J’ai eu un accident.

— Je vois, a acquiescé Eve d’une voix douce. Moi aussi, j’avais ce genre d’accident avant, je tombais souvent sur des poings. Je suis maladroite, je te l’ai déjà dit, non ? Tu te sens bien ? Tu as besoin de voir un médecin ? Je peux t’emmener si tu veux.

Elle fit un geste vers la chaussée, et Claire se rendit compte que, pendant qu’elle versait toutes les larmes de son corps, une vieille Cadillac noire cabossée – avec ailerons – s’était garée le long du trottoir. Une tête de mort hilare était accrochée au rétroviseur et Claire savait, sans avoir besoin de le voir, que le pare-chocs était décoré d’autocollants de groupes de musique dont personne n’avait jamais entendu parler.

Eve lui était déjà sympathique.

— Non, répondit-elle en se frottant rageusement les yeux du revers de la main. Je… euh… je suis désolée. J’ai vraiment eu une sale journée. Je venais pour la chambre, mais…

— La chambre, bien sûr ! lança Eve en claquant des doigts comme si ça lui était sorti de la tête, avant de bondir d’excitation. Super ! Je profitais de ma pause pour passer à la maison… Je bosse au Starbucks. Michael ne sortira pas du lit avant un petit moment, mais tu peux entrer jeter un coup d’œil si ça te dit. Je ne sais pas si Shane est dans les parages…

— Tu es sûre que c’est une bonne idée ?

— Bien sûr. Bien sûr que c’est une bonne idée, reprit-elle en levant les yeux au ciel. Tu n’imagines pas les cinglés qui ont voulu franchir ce seuil. Je parle sérieusement. De vrais tarés. Tu es la première personne normale à se présenter. Michael me botterait les fesses si je te laissais repartir sans essayer de te faire l’article.

Claire n’en revenait pas. Dire qu’elle avait pensé que ce serait à elle de les supplier d’examiner sa candidature… Et Eve la trouvait normale ?

— D’accord. J’aimerais beaucoup visiter.

Eve ramassa son sac à dos et le plaça par-dessus son sac à main clouté en forme de cercueil.

— Suis-moi, dit-elle en sautillant le long de l’allée qui menait au porche de la bâtisse coloniale.

De près, celle-ci paraissait ancienne, sans être délabrée pour autant. Le temps l’avait patinée, et elle aurait bien eu besoin d’un coup de peinture ici ou là. La porte d’entrée était immense et une énorme vitre teintée en occupait la partie supérieure.

Dans l’entrée, Eve déposa les deux sacs sur une table et ses clés dans le vieux cendrier en fonte orné d’un singe qui s’y trouvait.

— Eh, les gars ! Je suis avec une candidate en chair et en os !

Alors que la porte se refermait sur elle, Claire songea que cette dernière phrase aurait tout à fait pu être prononcée dans Massacre à la tronçonneuse et s’efforça de chasser de son esprit la scène qui pourrait la suivre.

Les lieux n’avaient rien d’inquiétant. Le bois dominait dans la maison propre et meublée avec simplicité. Des écailles de peinture se détachaient dans les coins. Ça sentait l’encaustique au citron et… le chili con carne ?

— Eh ! répéta Eve en pénétrant dans le salon.

À ce qu’en apercevait Claire depuis l’entrée, il contenait de grands canapés en cuir et des étagères, comme chez ses parents. C’était incomparablement mieux que sa chambre à la fac.

— Shane, ça sent le chili… je sais que tu es là ! Enlève tes écouteurs !

Claire avait du mal à imaginer un épisode de Massacre à la tronçonneuse dans ce décor : c’était un autre point positif. Et d’après elle, les meurtriers en série faisaient rarement la cuisine. À en croire l’odeur qui chatouillait ses narines, ce Shane était même un cordon-bleu. Ne percevait-elle pas une pointe d’ail ?

Elle avança en hésitant vers le salon. Elle entendait les pas d’Eve résonner dans une autre pièce, la cuisine peut-être. La maison était incroyablement calme. Claire resta malgré tout sur ses gardes et posa prudemment un pied devant l’autre.

Au moment où elle pénétrait dans le salon, un type affalé sur le canapé – comme seuls les garçons savent le faire – se redressa en bâillant et en se frottant le crâne. Claire ouvrit la bouche – elle ne savait pas encore si elle allait le saluer ou hurler –, mais il lui fit signe de se taire en posant un index sur ses lèvres.

— Salut, chuchota-t-il en souriant, je suis Shane. Ça va ?

Il cligna plusieurs fois des paupières, puis, sans changer d’expression, ajouta :

— Sacré coquard… C’est douloureux ?

Elle acquiesça lentement. Tout en continuant à l’observer, Shane fit basculer ses jambes à terre ; il posa ses coudes sur ses genoux et laissa ses mains ballantes. Ses cheveux châtains étaient dégradés – sans que ce soit une vraie coupe grunge. Plus âgé qu’elle, il devait avoir dix-huit ans. Il était grand et baraqué. Suffisamment, en tout cas, pour qu’elle se sente encore plus minuscule qu’à son habitude. Elle eut l’impression que ses yeux étaient marron, mais elle n’osa pas s’attarder sur eux.

— Tu ne me réponds pas que l’autre nana est encore plus amochée ?

Elle secoua la tête et tressaillit aussitôt sous le coup de la douleur.

— Non, je… euh… comment sais-tu que c’était…

— Une nana ? Fastoche. Vu ta taille, un type t’aurait envoyée à l’hosto s’il t’avait causé un coquard pareil. Alors, qu’est-ce qui s’est passé ? Tu ne m’as pas l’air du genre à chercher les ennuis.

Elle avait le vague sentiment que cette remarque aurait pu être vexante, mais cette affaire commençait à ressembler à un mauvais rêve de toute façon. Peut-être ne s’était-elle jamais réveillée… Peut-être était-elle sur un lit d’hôpital, plongée dans le coma… Peut-être Shane était-il son Chat du Cheshire à elle… Craignos.

— Je m’appelle Claire, dit-elle en lui adressant un signe de la main maladroit.

Il lui indiqua un fauteuil à oreilles d’un mouvement de la tête. Elle s’y affala et sentit le soulagement l’envahir. Elle avait l’impression d’être déjà chez elle, alors que ce ne serait sans doute jamais vraiment le cas. Elle n’était pas à sa place ici.

— Tu veux quelque chose ? lui demanda brusquement Shane. Un Coca, peut-être ? Du chili con carne ? Un ticket de bus pour rentrer chez toi ?

— Un Coca, s’il te plaît, dit-elle.

Elle se surprit en ajoutant aussitôt :

— Et du chili.

— Bonne réponse : c’est moi qui l’ai préparé !

Il se leva avec une agilité surprenante pour sa taille et se dirigea pieds nus vers la cuisine où Eve avait disparu. Claire écouta le murmure confus de leurs voix tout en s’abandonnant entre les bras du fauteuil. Il faisait bon dans la maison, et le léger courant d’air provoqué par le ventilateur tournant paresseusement au-dessus de sa tête caressait son visage endolori. C’était agréable.

Elle rouvrit les yeux en entendant des bruits de pas. Eve arrivait avec un plateau contenant une canette rouge et blanche, un bol, une cuillère et une poche de glace. Elle le posa sur une table basse puis, du genou, poussa celle-ci vers Claire.

— D’abord, la poche de glace, dit-elle. Je te préviens, on ne sait jamais ce que Shane met dans son chili, alors méfie-toi.

Celui-ci revint prendre place sur le canapé en sirotant sa propre canette. Eve fit une moue exaspérée.

— Merci d’avoir pensé à moi…

Son maquillage de raton laveur exagérait l’expression de son regard.

— Tu ne m’as pas dit si tu voulais le saupoudrer de restes de zombie, ou d’un truc dans le genre. De toute façon, tu bouffes, toi, cette semaine ?

— Gros malin ! Vas-y, Claire, commence… Je vais chercher de quoi t’accompagner.

Claire plongea la cuillère dans le chili et le goûta du bout des lèvres. Le ragoût était épais, savoureux et épicé. Shane avait eu la main lourde sur l’ail, mais ça restait délicieux. Elle avait surtout eu droit à la nourriture de la cafétéria ces derniers temps et ce plat était… waouh ! Sous l’œil amusé de Shane, elle se mit à manger goulûment.

— Mmmm… c’est bon… marmonna-t-elle.

Il eut un petit geste l’air de dire : « Ce n’est rien. » Elle avait déjà englouti la moitié de son bol lorsque Eve revint avec son propre plateau. Elle s’assit par terre, les jambes croisées, devant la table basse, et se jeta sur le chili.

— Pas mal, conclut-elle. Au moins tu n’as pas ajouté de sauce explosive cette fois.

— Je me suis préparé une portion à part, j’ai collé une étiquette « Attention danger » dessus, alors ne viens pas te plaindre si tu prends feu… Où as-tu ramassé la petite ?

— Dehors. Elle passait voir la piaule.

— Tu l’as tabassée avant pour t’assurer qu’elle était résistante ?

— Ha, ha, très drôle…

— Ne t’en fais pas pour Eve, dit-il à Claire, elle déteste les jours de semaine, elle a peur de prendre des couleurs en allant bosser.

— Ouais, c’est vrai qu’être allergique au travail c’est mieux, hein, Shane ? répliqua-t-elle avant de se tourner vers Claire. Alors, comment tu t’appelles ?

Shane ne lui laissa pas le temps de répondre, apparemment trop heureux de la ramener devant sa coloc.

— Claire ! Tu ne lui as même pas demandé son nom ? Elle s’est castagnée avec une nana, sans doute une tarée du dortoir. Tu sais bien comment c’est là-bas…

Ils échangèrent un regard chargé de sous-entendus.

— C’est vrai ? Tu t’es fait agresser dans ton dortoir ? s’étonna Eve.

Claire opina tout en se dépêchant d’enfourner une nouvelle cuillerée pour ne pas avoir à donner de détails.

— Ça craint, purée… Pas étonnant que tu aies besoin d’une chambre.

Nouveau hochement de tête.

— Tu n’as pas apporté grand-chose, ajouta Eve.

— Je ne possède presque rien. Quelques livres, et deux trois trucs sans valeur. Mais… je n’ai pas envie d’aller les récupérer dès ce soir.

— Pourquoi ? s’enquit Shane en ramassant une vieille balle de base-ball miteuse.

Il la lança vers le plafond, qui était très haut, et manqua de peu les pales du ventilateur. Il n’eut même pas à tendre la main pour la rattraper.

— Quelqu’un en a encore après toi ? poursuivit-il.

— Apparemment, répliqua Claire en piquant du nez dans son bol qui se vidait à une vitesse faramineuse. Elle, elle… a des amis. Et… pas moi. C’est juste un endroit flippant.

— Oui, j’ai connu ça, les endroits flippants, lança Eve. Enfin, d’une certaine façon, ici ce n’est pas vraiment mieux.

Shane fit mine de la viser avec la balle de base-ball. Elle joua le jeu en se baissant pour éviter le tir imaginaire.

— À quelle heure Michael se lève ?

Shane arma une nouvelle fois son bras pour de faux.

— Oh, Eve, qu’est-ce que j’en sais, moi ? Je vis avec lui, c’est vrai, mais je ne dors pas avec lui pour autant ! Va frapper à sa porte et demande-lui toi-même. Je dois aller me préparer.

— Te préparer pour quoi ? Ne me dis pas que tu sors encore…

— Et si, je vais au bowling. Elle s’appelle Laura, et si tu veux davantage de détails tu n’auras qu’à télécharger la vidéo comme tout le monde.

Shane se leva et se dirigea vers le large escalier menant au premier étage.

— À plus, Claire.

— Attends une minute, Shane ! s’écria Eve. Qu’est-ce que tu en dis, alors ? Tu penses qu’elle pourrait rester ici ?

— Pourquoi pas, répondit-il avec un mouvement de la main. En ce qui me concerne, elle est O.K.

Il jeta un dernier coup d’œil à Claire avec un petit sourire en coin, d’une infinie gentillesse, et disparut à l’étage. Sa démarche permettait de penser que c’était un athlète, même s’il ne roulait pas des mécaniques. Il était plutôt pas mal, à vrai dire.

— Les mecs… soupira Eve. Ce serait vraiment mortel d’avoir une autre fille ici. Ils passent leur temps à répéter « O.K. », mais dès qu’il s’agit du ménage ou de la vaisselle, il n’y a plus personne. Je ne suis pas en train de t’expliquer que tu serais la bonniche de service, ne t’inquiète pas… Juste qu’il faut leur hurler dessus pour qu’ils accomplissent leur part de corvées, et surtout ne pas se faire marcher sur les pieds.

Claire lui sourit et sentit que sa lèvre se rouvrait : du sang lui coula sur le menton, et elle pressa sur la plaie la serviette en papier qu’Eve lui avait apportée. Celle-ci l’observa en silence, les sourcils froncés avant de se lever pour appliquer délicatement la poche de glace sur la bosse de Claire.

— Tu as mal ?

— Moins.

Elle était sincère. La glace avait presque aussitôt endormi la douleur et la nourriture avait rempli son ventre d’une douce chaleur.

— Pour la chambre… euh…

— Il faut d’abord que tu rencontres Michael et qu’il donne son accord, mais c’est un ange. On est chez lui. Enfin, chez ses parents. Je crois qu’ils sont partis il y a deux ans, en lui laissant la maison. Il doit avoir six mois de plus que moi. On a tous les trois dix-huit ans. Michael est le plus âgé.

— Il dort toujours la journée ?

— Oui, bizarre, hein ? Moi aussi, j’aime bien dormir tard, mais lui, il vit carrément à contretemps ! Une fois je l’ai traité de vampire, parce que je ne l’avais jamais vu avant le coucher du soleil, mais il n’a pas trouvé ça très drôle.

— Tu es sûre que ce n’est pas un vampire ? J’ai vu un tas de films, ils sont retors.

La plaisanterie de Claire ne tira pas de rire à Eve.

— Sûre et certaine, oui. Primo, il mange le chili de Shane, qui, tu m’es témoin, contient suffisamment d’ail pour détruire un régiment de vampires. Et secundo, un jour, je lui ai fait toucher un crucifix, ajouta-t-elle en avalant une longue gorgée de Coca.

— Tu… quoi ?

— Tu as bien entendu. On n’est jamais trop prudent, surtout ici.

La perplexité de Claire devait se lire sur son visage, parce qu’Eve leva, de nouveau, les yeux au ciel. Elle devait aimer ça.

— À Morganville… Enfin, tu vois… ajouta-t-elle.

— Comment ça ?

— Ne me dis pas que tu n’es pas au courant !

Eve reposa sa canette et s’agenouilla en posant les coudes sur la table basse. Son expression était extrêmement grave. Ses pupilles étaient d’un brun profond moucheté d’or.

— Morganville grouille de vampires.

Claire éclata de rire. Pas Eve.

— Euh… tu plaisantes, là ?

— Combien d’étudiants sortent diplômés de Texas Prairie chaque année ?

— Aucune idée… C’est une fac pourrie, presque tout le monde la quitte…

— Tout le monde la quitte, tu veux dire. En tout cas, personne ne revient. J’arrive pas à croire que tu ne sois pas au courant. Personne ne t’a mise au parfum avant ton installation ici ? La ville est aux mains des vampires, ils font la loi. Soit tu obéis, soit tu dégages. Ce qui signifie travailler pour eux, prétendre qu’ils sont comme tout le monde et détourner le regard si nécessaire… C’est le seul moyen d’obtenir un laissez-passer pour soi et sa famille, de se placer sous leur protection. Dans le cas contraire…

Eve fit glisser son doigt sur sa gorge en écarquillant les yeux.

« Elle se paie ma tête, pensa Claire en reposant sa cuillère. Pas étonnant que personne n’ait voulu habiter avec eux. Ils sont marteaux. Dommage, je les aimais bien. »

— Tu crois que je suis cinglée, reprit Eve en soupirant. Ça se comprend. Je réagirais comme toi… J’ai grandi dans une maison protégée. Mon père bosse pour la compagnie des eaux, et ma mère est prof. On porte tous ça, ajouta-t-elle en tendant son poignet.

Il était ceint d’un bracelet en cuir noir avec un symbole rouge que Claire n’avait jamais vu et qui ressemblait un peu à un idéogramme chinois.

— Le mien est rouge, tu as remarqué ? Ce qui signifie qu’il n’est plus valable. Un peu comme la sécurité sociale : les enfants ne sont couverts que jusqu’à dix-huit ans. Ma Protection est arrivée à expiration il y a six mois.

Elle regarda le bracelet d’un air triste avant de hausser les épaules, fataliste, puis de le détacher pour le poser sur son plateau.

— Inutile de continuer à le porter… Personne ne s’y tromperait.

Claire, désemparée, la dévisagea. Était-elle victime d’un bizutage ? Eve allait-elle éclater de rire en la traitant d’imbécile crédule ? Shane allait-il troquer sa nonchalance contre un mépris cruel et la mettre à la porte ? C’était bien comme ça que le monde marchait, non ? On ridiculisait les gens qu’on n’aimait pas.

Quant à imaginer qu’Eve disait la vérité, c’était une option que Claire avait encore moins envie d’envisager. Elle se souvint des passants, dans la rue, qui pressaient le pas, la tête baissée. De cette mère qui avait entraîné sa petite fille dans une boutique parce que Claire leur avait simplement adressé un signe de main.

— Très bien, prends-moi pour une folle si tu veux, poursuivit Eve en s’asseyant en tailleur. C’est vrai, qu’est-ce qui t’en empêche ? Je ne m’échinerai pas à te convaincre. Simplement, promets-moi de ne pas sortir après la tombée de la nuit si tu n’es pas accompagnée par quelqu’un de protégé. Repère les bracelets, ajouta-t-elle en faisant tourner le sien autour de son index. Lorsqu’il est activé, le symbole est blanc.

— Mais je…

Claire s’éclaircit la gorge en réfléchissant à ce quelle allait dire. « Si tu ne trouves rien de sympa, autant ne pas s’étendre… »

— Entendu. Merci. Et, est-ce que Shane est…

— Protégé ? Si seulement… Enfin, même si c’était le cas, ce dont je doute, il ne l’avouerait jamais. Il ne porte pas de bracelet. Michael non plus, mais la maison… oui. C’est un peu une exception.

Cette conversation paraissait d’autant plus incongrue qu’elles étaient assises autour d’un chili et d’un Coca, et que l’une d’entre elles avait une poche de glace sur la tête. Claire ne put retenir un bâillement, et Eve éclata de rire.

— D’accord, considère que c’est une histoire à dormir debout, si tu veux. Écoute, je vais te montrer la chambre. Au pire, tu t’allonges le temps que la poche de glace agisse, puis tu t’en vas. Au mieux, en te réveillant, tu parles à Michael avant de partir. C’est toi qui vois.

Un nouveau frisson glacial parcourut l’échine de Claire et elle ne put réprimer un tremblement, sans doute lié au coup qu’elle avait reçu sur la tête et à la fatigue. Elle plongea une main dans sa poche pour en sortir la boîte de comprimés que le médecin lui avait donnée. Elle avala un antalgique avec la dernière gorgée de Coca, puis elle aida Eve à rapporter les plateaux dans la cuisine. Elle était immense, avec plusieurs éviers en pierre et de vieux comptoirs en bois ciré. Les seuls éléments modernes, la cuisinière et le réfrigérateur, qui juraient avec l’ensemble, avaient été poussés dans un coin. Le chili avait mijoté dans une cocotte en terre cuite qui était toujours sur le feu.

Une fois les assiettes lavées, les plateaux rangés et les canettes jetées à la poubelle, Eve prit le sac à dos de Claire pour la conduire au premier. À la troisième marche, elle se retourna soudain, inquiète.

— Tu arrives à monter ?

— Oui, aucun problème, mentit Claire.

Sa cheville lui faisait souffrir le martyre, mais elle avait trop envie de voir la chambre. Et puisqu’elle courait le risque d’être mise à la porte plus tard, autant profiter d’un bon lit une dernière fois. L’escalier comptait treize marches. Elle les gravit une à une – ses doigts moites laissaient des traces sur la balustrade que Shane avait à peine effleurée.

Sur le palier, les pas d’Eve étaient étouffés par un vieux tapis épais et coloré, qui recouvrait le centre du couloir en parquet brillant. Il y avait six portes à cet étage. Eve lui indiqua chacune d’elles au passage.

— Shane… Michael… Toujours Michael, sa chambre est deux fois plus grande. Une salle de bains… Il y en a une seconde en bas, qui peut se révéler très utile quand Shane s’enferme plus d’une heure pour se coiffer…

— Je t’ai entendue ! hurla Shane derrière la porte close de sa chambre.

Eve donna un coup sur le battant avant de conduire Claire vers l’extrémité du couloir.

— Ça, c’est la mienne, et voilà la tienne, ajouta-t-elle en ouvrant en grand la dernière porte.

Claire, s’attendant à être déçue, retint son souffle. Pour commencer, la pièce était gigantesque – trois fois la taille de sa chambre à la fac. Ensuite, elle occupait un angle de la maison et ne comptait pas moins de trois (!) fenêtres, masquées pour l’heure par des volets et des rideaux. Il n’y avait pas un petit lit une place comme au dortoir, mais un immense matelas double, encadré par quatre colonnes en bois massif. Le long d’un mur se trouvait une commode qui aurait pu accueillir, disons, quatre ou cinq fois tous les vêtements que Claire avait jamais possédés. Ainsi qu’une penderie, et…

— C’est une télé ? demanda-t-elle d’une petite voix.

— Ouais. On a le câble. Tu devras participer à l’abonnement, à moins que tu n’en veuilles pas. Ah, et il y a Internet aussi. En haut débit. Je te préviens, ils surveillent les connexions ici. Il faut faire gaffe à ce qu’on écrit, aux sites qu’on consulte…

Eve posa le sac à dos sur la commode avant de reprendre :

— Tu n’es pas obligée de décider tout de suite. Tu devrais te reposer d’abord. Tiens, la poche de glace.

Elle s’approcha du lit pour aider Claire à l’ouvrir. Une fois que celle-ci eut retiré ses chaussures et se fut glissée entre les draps, Eve la borda comme une mère et plaça la poche sur sa tête.

— Quand tu te réveilleras, Michael sera sans doute levé. Je dois retourner au boulot, mais tout ira bien. Je te le promets.

Claire lui sourit, un peu dans les vapes : les antalgiques commençaient à agir. Elle fut parcourue d’un nouveau frisson.

— Merci, Eve. C’est… magique.

— Ouais, on dirait bien en effet qu’un peu de magie ne te ferait pas de mal, aujourd’hui, rétorqua Eve avec un sourire resplendissant. Dors bien. Et ne t’inquiète pas, les vampires ne viendront pas ici. Cette maison est protégée, même si nous ne le sommes pas.

Claire réfléchit à ses dernières paroles quelques secondes après qu’Eve eut quitté la chambre et refermé la porte, puis son esprit vagabond se concentra sur la douceur de l’oreiller, le confort du lit, la propreté des draps…

Elle fit le plus étrange des rêves : elle était dans une pièce avec une personne pâle, assise sur un sofa en velours, qui tournait les pages d’un livre en pleurant. Il ne s’agissait pas vraiment d’un cauchemar, mais elle sentit, à plusieurs reprises, un souffle glacé la traverser… Cette maison était parcourue de murmures.

Elle finit par sombrer dans un sommeil beaucoup plus profond. Elle ne rêva pas cette fois.

Ni de Monica, ni de vampires.